Droits de douane en ligne ? Les conséquences pour le commerce numérique de la fin du moratoire sur le commerce électronique
Cette année, l'OMC a renouvelé son moratoire sur l'imposition de droits de douane sur les transmissions électroniques, apparemment pour la dernière fois. Cedric Amon et Pascal Krummenacher examinent les éventuelles conséquences de cette décision pour les entreprises, les consommateurs et le paysage plus large du commerce numérique mondial.
Cet article fair partie de la Trade and Sustainability Review de l'IISD, gros plan sur le commerce numérique, octobre 2024.
En 2024, 26 ans après qu’il ne soit approuvé pour la première fois, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a renouvelé le moratoire sur l’imposition de droits de douanes sur les transmissions électroniques, apparemment pour la dernière fois. Le présent article examine les éventuelles conséquences de la décision de ne pas renouveler le moratoire au-delà de la période actuelle, et met en lumière ses inconvénients.
Bref rappel historique
L’OMC a pour la première fois adopté le moratoire en 1998, lorsque les décideurs politiques essayaient encore de comprendre les questions fondamentales découlant de l’avènement de l’Internet et des technologies numériques et de ses conséquences pour les échanges internationaux. Conscients de leur mission visant à libéraliser les échanges dans l’intérêt du développement économique mondial, les membres de l’OMC sont convenus de temporairement s’abstenir d’imposer des droits de douanes sur les « transmissions électroniques », décidant en parallèle de créer un programme de travail chargé d’examiner les aspects du commerce électronique qui touchent au commerce afin de formuler des recommandations. Depuis lors, ce moratoire a été renouvelé à chaque conférence ministérielle, tenue tous les deux ans, tandis que le programme de travail a continué de faciliter les débats, bien qu’avec des résultats concrets modestes.
Depuis son adoption initiale, le moratoire et son renouvèlement sont devenus de plus en plus contentieux parmi les membres de l’OMC. Alors que la part du commerce électronique mondial a continué d’augmenter, les pays en développement notamment sont de plus en plus nombreux à considérer le moratoire comme un obstacle à la levée de recettes publiques essentielles et comme une limitation de leur marge de manœuvre politique. Au bout du compte, l’opposition au moratoire a suffisamment augmenté pour rendre sa reconduction au-delà de 2026 intenable.
Le 2 mars 2024, à la dernière minute de la 13ème Conférence ministérielle de l’OMC (CM13), les ministres des 164 pays membres de l’OMC ont trouvé un consensus sur la Déclaration ministérielle d’Abu Dhabi. Point important, la déclaration contient une extension finale du moratoire sur l’imposition de droits de douanes sur les transmissions électroniques jusqu’à la 14ème Conférence ministérielle, ou jusqu’au 31 mars 2026, la date la plus proche étant retenue.
Si le moratoire devait effectivement prendre fin en 2026, les pays et les entreprises doivent sans plus attendre commencer à chercher la manière d’opérer dans un monde où toute une série de transmissions électroniques pourrait être assujettie à des droits de douane.
L'impact économique sur les entreprises et les consommateurs
L’imposition de droits de douane sur les transmissions électroniques pourrait avoir des conséquences économiques considérables pour les entreprises et les consommateurs. Les figures 1 et 2, réalisées par l’Office national du commerce de Suède, expliquent la manière dont ces conséquences pourraient se matérialiser. La figure 1 illustre la manière dont a lieu un ensemble typique de transactions impliquant des transmissions électroniques. La figure 2 illustre cette série de transactions si, en l’absence d’un moratoire, certaines de ces transmissions électroniques sont assujetties à des droits de douane.
L'imposition de droits de douane sur les transmissions électroniques pourrait avoir des conséquences économiques considérables pour les entreprises et les consommateurs.
Figure 1. Scénario avec le moratoire sur le commerce électronique de l’OMC en place
Source : Office national du commerce de Suède.
Si les chiffres sont arbitraires, la figure 2 illustre une situation possible et le fait que l’imposition de droits de douane pourrait entraîner une hausse des prix en aval de la chaîne de valeur. À moins que les logiciels ne soient produits et développés au niveau local, les produits finals seraient plus coûteux pour les consommateurs.
Figure 2. Scénario sans le moratoire sur le commerce électronique de l’OMC en place
Source : Office national du commerce de Suède.
En l’absence du moratoire, les gouvernements auraient toute latitude pour appliquer des droits de douane sur certaines transactions, tout comme pour les droits de douane sur les produits physiques. Afin d’éviter de répercuter la hausse du coût sur le consommateur, les gouvernements pourraient choisir d’exempter les transmissions liées à certains secteurs de l’économie numérique de l’imposition de droits de douane. En bref, un nouveau système de droits de douane et d’exceptions risque de créer des régimes douaniers représentant des obstacles au commerce électronique transnational. Certains gouvernements pourraient éprouver des difficultés liées à l’introduction de régimes douaniers adaptés, risquant que les fournisseurs de services numériques ne quittent tout simplement leur marché, au détriment de leurs consommateurs.
Quelle pourrait être la forme du paysage réglementaire une fois le moratoire terminé ?
Sans le moratoire, les droits de douane sur les transmissions électroniques ne seront plus régis par une règle unique, mais par les règles contenues dans une mosaïque d’accords commerciaux, certains dotés d’un grand nombre de membres, d’autres dotés d’une poignée de membres, mais tous contenant des définitions et des champs d’applications différents.
La règle la plus large susceptible de remplacer le moratoire serait l’obligation énoncée dans l’Initiative liée à la déclaration conjointe (IDC) sur le commerce électronique. Quelque 71 membres ont jeté les bases de l’IDC lors du lancement de la Conférence ministérielle de 2017. L’objectif initial du groupe était de faire progresser les discussions sur le commerce électronique en élaborant des règles communes sur divers sujets tels que la gouvernance des données (c’est-à-dire la libre circulation des données) et d’identifier les mesures de facilitation du commerce numérique. Soutenue dès le début par les États-Unis, la Chine et l’Union européenne, l’initiative compte maintenant 91 membres. La plupart sont des partisans du moratoire, nombre d’entre eux voulant le rendre permanent.
Malgré cela, le fait que plus de 90 membres de l’IDC, notamment les trois plus grands acteurs du commerce numérique que sont la Chine, les États-Unis et l’Union européenne trouvent un terrain d’entente était et restera un objectif ambitieux. Cependant, la plupart des membres à l’IDC sur le commerce électronique soutiennent le « texte stabilisé » publié en juillet 2024, qui prévoit un moratoire sur l’imposition de droits de douane sur les transmissions électroniques, quoiqu’avec une clause de révision quinquennale.
Il est peu probable que le texte négocié ne devienne une loi dans un avenir proche, puisque non seulement certains membres à l’IDC, tels que le Brésil, la Turquie et les États-Unis (dont la position sur les principaux objectifs de l’accord a considérablement changé), n’ont pas signé ce « texte stabilisé », mais aussi parce que les accords plurilatéraux en général connaissent une forte opposition de la part de certains membres.
En l’absence d’un accord dans le cadre de l’IDC, le paysage réglementaire en vigueur après la fin du moratoire sera composé d’un réseau d’accords commerciaux régionaux déconnectés contenant des normes légèrement différentes. Une étude réalisée par l’Université de Lucerne montre que 105 accords commerciaux régionaux contiennent un chapitre sur le commerce électronique. Seuls cinq de ces accords n’incluent pas de dispositions sur la non-imposition de droits de douane sur les transmissions électroniques (NICDET).
L’absence d’un moratoire entraînera donc une mosaïque de divers régimes douaniers dans le monde, au titre de laquelle certains pays bénéficieront des cadres NICDET existants, tandis que d’autres s’efforceront de négocier des accords bilatéraux ou régionaux portant sur les flux transfrontières de données, de biens et de services. Cette mosaïque a des implications économiques bien réelles.
L'Internet fournit bon nombre des biens et des services que nous considérons comme acquis dans notre vie quotidienne, mais il pourrait soudainement se trouver derrière des péages ou même complètement inaccessible.
L’absence de droits de douane sur les transmissions électroniques à l’échelon mondial a été essentielle dans l'ouverture et la mondialisation de l’Internet depuis son invention. L’Internet fournit bon nombre des biens et des services que nous considérons comme acquis dans notre vie quotidienne, mais il pourrait soudainement se trouver derrière des péages ou même complètement inaccessible. Considérons par exemple les pays où Facebook est l’équivalent de l’Internet et où se produisent bon nombre de petites transactions commerciales. Si Facebook devait rendre l’utilisation de sa plateforme payante ou si l’entreprise supprimait ses services dans un pays suite à l’introduction de droits de douane, ce sont les consommateurs qui en paieraient le prix. Compte tenu que l’expression « transmissions électroniques » n’est pas définie, il se pourrait que la fin du moratoire n’ait d’autres effets ou conséquences involontaires imprévisibles.
La fin du moratoire ne sera peut-être pas l’unique source de changements auquel l’Internet sera confronté. Mais elle ouvre certainement la voie à la division du monde en « trois royaumes numériques » soutenus par un réseau d’accords commerciaux bilatéraux ou régionaux qui réglementent le commerce numérique. Les difficiles négociations au sein de l’IDC sur le commerce électronique en lien avec les questions critiques tels que les flux de données, ainsi que les discussions on ne peut moins fructueuses sur la définition des transmissions électroniques dans le cadre du programme de travail de l’OMC pendant plus de 20 ans témoignent de ce résultat.
Les préoccupations liées à un moratoire global : la marge de manœuvre politique
Les membres de l’OMC arguent que certaines réglementations de l’OMC entravent leur marge de manœuvre politique. Aussi, les arguments de l’Indonésie en faveur de la protection de son espace réglementaire en vue de soutenir une « industrialisation numérique nationale viable », ou la déclaration du représentant étasunien au commerce sur la gouvernance des données dans le cadre de l’IDC sur le commerce électronique ne sont pas nouveaux.
Dans le contexte du moratoire sur le commerce électronique, la question de la marge de manœuvre est également liée à la discussion sur les pertes de recettes douanières. D’après une étude de 2020 publiée par la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, la perte annuelle de recettes douanières dans les seuls pays en développement totalisait près de 10 milliards USD. Ce chiffre diffère considérablement des estimations plus récentes de l’Organisation de coopération et de développement économiques, qui estime à environ 280 millions USD les pertes mondiales de recettes. Ces chiffres très différents s’expliquent principalement par l’absence de définition commune des transmissions électroniques ainsi que par les divergences quant à la portée du moratoire sur le commerce électronique.
L'absence de position commune quant à la portée se manifeste également dans les différentes approches de la définition des transmissions électroniques dans les accords commerciaux bilatéraux et régionaux susmentionnés. Les interprétations et définitions divergentes quant à la portée des droits de douane sur les transmissions électroniques seront donc un problème récurrent pour les pays, quelle que soit la région.
Indépendamment du montant précis des recettes douanières perdues, la marge de manœuvre politique gagnée par le fait de ne pas être lié par le moratoire de l’OMC devrait être évaluée au regard des inconvénients, notamment les coûts plus élevés pour les consommateurs et la perte d’accès au marché numérique. Les pays doivent également inclure dans cette équation les coûts supplémentaires liés à l’adhésion à des accords commerciaux incluant des dispositions sur le commerce numérique, ou à leur négociation, dans le but de retrouver l’accès au marché numérique.
Les partisans du moratoire indiquent souvent que la taxe sur la valeur ajoutée ou des taxes générales sur les services pourraient être utilisées pour lever des recettes sur le commerce numérique sans avoir à imposer de droits de douane. De telles mesures répondent en effet aux considérations en termes de marge de manœuvre politique et le désir des gouvernements de financer leur services publics grâce aux activités économiques numériques. Mais elles ne font pas de distinction entre les entreprises nationales et étrangères, en tous cas pas aussi efficacement que les droits de douane. Cela suggère donc que ce concept de marge de manœuvre politique inclut des éléments de politique industrielle, au titre de laquelle les gouvernements conservent leur capacité à soutenir les industries nationales qui font face à une rude concurrence internationale.
Cette question ne se limite pas au commerce numérique. Dans le contexte plus large des échanges multilatéraux, les pays utilisent de plus en plus leur politique industrielle pour soutenir leurs économies, comme le montrent les exemples notables récents de la loi étasunienne sur la réduction de l’inflation, la loi sur la création d’incitations utiles à la production de semi-conducteurs et le Pacte vert pour l’Europe.
La poursuite ou l'expiration du moratoire s'inscrit donc dans un débat plus large sur la politique industrielle qui a lieu à l'OMC.
La poursuite ou l’expiration du moratoire s’inscrit donc dans un débat plus large sur la politique industrielle qui a lieu à l’OMC.
Par où (re)commencer : les problèmes de définition
L’absence d’une compréhension commune de la portée des règles ne facilite pas la recherche d’un accord sur la marge de manœuvre politique que les pays devraient maintenir. En effet, depuis le début du moratoire, les membres sont en désaccord quant à sa couverture. Les transmissions électroniques incluent-elles seulement les biens numériques pouvant être vendus sous forme physique, tels que les livres et les films ? Incluent-elles les services par abonnement tels que Netflix ? Incluent-elles les biens vendus en ligne mais livrés physiquement ? Qu’en est-il des logiciels et des abonnements de type « logiciel en tant que service » ? Qu’en est-il des services fournis en ligne ? Mais un point peut-être plus fondamental encore : il n’y a toujours pas d’accord officiel quant à la question de savoir si le moratoire couvre le contenu des transmissions électroniques ou seulement les transmissions elles-mêmes.
Puisque le moratoire de l’OMC sur le commerce électronique a été adopté sans une définition commune des « transmissions électroniques », les membres pourraient atteindre un consensus quant au renouvèlement du moratoire sans pour autant s’engager à une interprétation spécifique de la règle. Les faits nouveaux, a compris les résultats de la CM13 suggèrent que cette approche fait l’objet de beaucoup d’attentions. Les membres commencent à mettre en œuvre des régimes douaniers sur les transmissions électroniques alors que le moratoire est toujours en vigueur, arguant à juste titre que ces politiques ne violent aucune règle de l’OMC. Cela met en lumière les difficultés liées au libellé ambigu du moratoire. Si celui-ci a été constructif pendant un certain temps, ce libellé flou devrait être revu compte tenu de l’évolution des priorités des membres en matière de commerce électronique.
L’absence d’un consensus multilatéral sur les droits de douane sur les transmissions électroniques ne signifie pas que le moratoire n’est plus d’aucune utilité. Compte tenu de la croissance rapide du commerce électronique mondial, les membres de l’OMC doivent avoir une discussion approfondie sur les règles et les flexibilités ils souhaitent établie pour pouvoir réguler, attirer et protéger les entreprises dans le domaine du commerce numérique. Le fait que les pays n’arrivent pas à convenir de tous les éléments de la réglementation du commerce numérique n’implique pas qu’ils ne pourraient convenir de rien en la matière. Il serait plus simple de tenir une telle discussion sous l’égide de la poursuite du moratoire plutôt que dans un monde en conflit du fait de règles fragmentées et où les coûts augmentent.
L’OMC reste un forum approprié pour aborder ces préoccupations, et un nouvel ensemble de règles multilatérales sur le commerce numérique serait un objectif louable et réalisable pour la maison du commerce.
Cedric Amon, chercheur associé sur les questions numériques et commerciales, Dialogue Multilatéral Genève de la Fondation Konrad Adenauer.
Pascal Krummenacher, Agent du bureau du Secrétaire général de l’Association européenne de libre-échange.
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