Les prescriptions de diligence raisonnable dans la lutte contre la déforestation : aperçu des propositions de l’UE et du Royaume-Uni
L’Union européenne et le Royaume-Uni ont présenté de nouvelles propositions de lois commerciales pour lutter contre la déforestation et la dégradation des forêts induites par les produits de base. Andreas Oeschger et Florence Sarmiento de l’IISD examinent ces propositions politiques et abordent certains éléments sur la voie à suivre.
Introduction
La déforestation et la dégradation des forêts sont au cœur de deux crises mondiales : la perte de biodiversité et le changement climatique. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) estiment que 420 millions d’hectares de forêts ont été perdus entre 1990 et 2020 et convertis à d’autres utilisations des terres. Le principal facteur était l’expansion agricole, qui représentait 90 % de la déforestation mondiale. Compte tenu que plus de 60 % des espèces animales et végétales se trouvent dans les forêts, la déforestation et la dégradation des forêts (ci-après la déforestation) sont parmi les principaux facteurs de la perte de biodiversité à l’échelle mondiale. Par ailleurs, comme l’indique le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, la déforestation est une cause majeure d’émissions de gaz à effet de serre, représentant environ 11 % des émissions nettes totales. Il est d’autant plus dommage de poursuivre la déforestation, car son arrêt immédiat est l’une des actions les plus efficaces et les moins coûteuses pour atténuer les effets du changement climatique.
La déforestation et la dégradation des forêts sont au cœur de deux crises mondiales : la perte de biodiversité et le changement climatique.
Les problèmes associés à la déforestation sont bien connus depuis plusieurs décennies, pourtant, jusqu’à l’année dernière, les actions politiques à grande échelle pour les combattre n’ont guère progressé. La prévalence de ces défis et les lents progrès ont conduit à la mise à jour de la Déclaration de New York sur les forêts en octobre 2021, et un mois plus tard, plus de 140 pays ont signé un engagement lors de la COP26 pour stopper et inverser la déforestation et la dégradation des sols d’ici à 2030. Certains gouvernements ont suggéré des mesures pour réduire la déforestation et la dégradation des forêts induites par les produits de base. Le présent article examine les propositions de l’Union européenne et du Royaume-Uni.
L’Union européenne
Le 17 novembre dernier, la Commission européenne a présenté sa proposition de règlement sur les produits « zéro déforestation », dont le but est de garantir que seuls « les produits de base en cause » n’entraînant pas de déforestation, produits conformément aux lois du pays de production et couverts par une déclaration de diligence raisonnée soient disponibles sur le marché commun de l’UE, ou exportés à l’étranger.
La proposition couvre tous les « produits de base en cause », définis comme étant le bétail, le cacao, le café, l’huile de palme, le soja et le bois, ainsi que les « produits en cause », c’est-à-dire des biens qui contiennent, ont été nourris ou fabriqués avec « les produits de base en cause ». Ces produits de base et leurs produits dérivés ont été choisis car ils sont liés à la majeure partie de la déforestation incorporée de l’UE.
Les forêts sont définies comme des terres couvrant au moins 0,5 hectares, comportant des arbres d’au moins 5 mètres et un couvert forestier d’au moins 10 %. Les plantations agricoles et les terres principalement utilisées à des fins agricoles ou urbaines sont spécifiquement exclues de la proposition. La proposition inclut également la date butoir du 31 décembre 2020, ce qui signifie que les biens couverts par la réglementation et produits sur des terres faisant l’objet de déforestation après cette date ne peuvent entrer ou sortir de l’UE, pour atténuer les perturbations des chaînes d’approvisionnement et les défis d’adaptation causés par la législation.
Le plan s’inscrit dans le cadre d’une stratégie plus large proposée en 2019 et visant des chaînes de valeur « zéro déforestation », et faisant partie intégrante du Pacte vert pour l’Europe. Après la publication de plusieurs documents de travail, notamment une évaluation d’impact, la Commission a mené une consultation publique ouverte en 2020 qui a établi que la grande majorité des contributeurs soutenait une approche fondée sur l’obligation de diligence raisonnée. Dans sa proposition finale, la Commission a opté pour un système d’obligation de diligence raisonnée par étape, accompagné d’un système d’évaluation comparative.
La proposition exige de tous « les opérateurs et commerçants qui ne sont pas des PME » qu’ils exercent une diligence raisonnée pour « tous les produits de base et produits en cause », veillant à ce qu’ils respectent les dispositions de cette législation sur l’absence de lien avec la déforestation, ainsi que les lois nationales du pays producteur. Le processus de diligence raisonnée de la proposition comporte trois étapes : (1) le recueil de toutes les informations, (2) l’évaluation du risque de non-respect de ce règlement, et (3) l’atténuation des risques à un niveau négligeable, le cas échéant. Pour renforcer la traçabilité, tous les opérateurs sont tenus de recueillir les coordonnées géographiques de toutes les parcelles de terre d’où proviennent ces produits de base et produits en cause. Finalement, tous les opérateurs et commerçants non-PME sont tenus de soumettre une déclaration de diligence raisonnée aux autorités douanières au moyen d’un système électronique d’information et de communication avant l’entrée des produits sur le marché de l’UE.
Le processus de diligence raisonnée serait lié à un système d’évaluation comparative mis en place et maintenu par la Commission. Il permettrait de classifier les pays dans diverses catégories de risques, sur la base d’expériences passées et de cas de déforestation liés aux produits de base en cause, ainsi que sur la base de critères relatifs à l’engagement des pays dans la lutte contre la déforestation. Les obligations des opérateurs et des autorités des États membres varieraient donc en fonction de ces trois catégories de risque (faible, normal, élevé) : les pays à risque faible seraient soumis à des obligations simplifiées pour leurs produits de base et produits, tandis que les pays à risque élevé seraient assujettis à des obligations renforcées.
S’agissant de l’application, la proposition attribue cette responsabilité aux « autorités compétentes » des États membres de l’UE. Les autorités compétentes doivent vérifier (1) que les opérateurs et commerçants respectent leurs obligations de diligence raisonnée et que (2) les produits de base et produits en cause sont conformes à la législation. Les informations découlant de l’analyse des risques et du système d’évaluation comparative, entre autres, devraient soutenir et orienter ce processus. La proposition contient également une liste de sanctions devant être incorporée aux systèmes juridiques nationaux, allant des amendes, à la confiscation des produits de base et produits, la confiscation des recettes, l’interdiction de mener des activités économiques et l’exclusion des marchés publics.
Des consultations des parties-prenantes de l’UE ont été menées sur ce processus, qui est maintenant en phase législative au Parlement européen, dans l’attente d’un vote et de son approbation en plénière. D’après le projet de rapport publié, et entre autres modifications mineures, la législation finale devrait probablement (1) inclure le caoutchouc et les produits faits à partir de caoutchouc, couvrir les écosystèmes de mosaïque forestière, les forêts tropicales et les savanes, (3) limiter les obligations de diligence raisonnée aux opérateurs et commerçants plaçant un produit sur le marché de l’UE pour la première fois, (4) inclure des obligations de vérification externe des rapports de diligence raisonnée des opérateurs et commerçants, et (5) adopter un système d’évaluation comparative simplifié.
D’après les estimations de la Commission, la proposition de règlement permettrait d’épargner 71 920 hectares de forêt au moins, et 32 millions de tonnes de CO2 chaque année. Cette proposition relative à la déforestation représente donc un maillon important des stratégies européennes d’atténuation du changement climatique et est conçue de façon à compléter d’autres projets, tels que l’initiative législative actuelle sur la Gouvernance d’entreprise durable relative aux droits humains et aux effets environnementaux des entreprises et de leurs chaînes de valeur.
La proposition ne représente toutefois que la première étape du processus législatif de l’UE, et pourrait encore connaître d’importantes modifications avant son adoption. Par ailleurs, si la présidence française actuelle du Conseil de l’UE vise à dégager une position commune d’ici à juin 2022, l’adoption de la législation serait suivie d’une période de transition d’au moins deux ans.
Le Royaume-Uni
La loi britannique de 2021 sur l’environnement a été adoptée le 9 novembre, établissant un cadre pour lutter contre la déforestation. D’après la loi, une personne assujettie ne doit pas utiliser un produit de base représentant un risque pour les forêts ou un produit dérivé dans ses activités commerciales, sauf si elle respecte les lois locales pertinentes
La loi indique que les produits de base représentant un risque pour les forêts seront précisés plus tard dans le cadre de règlements adoptés par le secrétaire d’État, et que ces règlements pourraient mentionner des produits de base obtenus à partir d’une plante, d’un animal ou d’un autre organisme vivant. Par ailleurs, il est indiqué qu’un produit de base pourrait être inclus seulement si l’on considère que les forêts sont converties, ou pourraient être converties à l’usage agricole pour produire un tel produit de base.
Les forêts sont définies comme des zones de terres de plus de 0,5 hectares et comportant un couvert forestier d’au moins 10 %, à l’exclusion des arbres plantés aux fins de la production de bois ou d’autres produits de base. Il est intéressant de noter que les règlements ne spécifieront pas le bois ou les produits dérivés tels que définis par le Règlement européen sur le bois.
Suite aux recommandations du groupe spécial Global Resource Initiative, chargé par les fonctionnaires britanniques de trouver des moyens de lutter contre la déforestation, et à une consultation publique des parties-prenantes menée en 2020, la loi introduit une obligation de diligence raisonnable. Aussi, une personne assujettie à la loi doit établir et mettre en œuvre un système de diligence raisonnable en lien avec les produits dérivés des forêts utilisés dans ses activités commerciales. Ce système doit (1) identifier et obtenir des informations quant au produit de base, (2) évaluer les risques de non-respect des lois locales applicables, et (3) atténuer ces risques.
La loi indique également que des règlements secondaires du secrétaire d’État pourraient préciser l’obligation de diligence raisonnable, notamment (1) les informations devant être obtenues, (2) les critères à utiliser pour évaluer les risques, et (3) les manières d’atténuer ces risques.
La loi indique que le seuil et la détermination des quantités seront détaillés dans un règlement secondaire. L’obligation de diligence raisonnable et de notification des résultats de l’exercice de diligence raisonnable est levée si (1) la personne assujettie à la loi notifie le secrétaire d’État ou le régulateur désigné avant le début de la période couverte par la loi qu’elle est convaincue par des motifs raisonnables que la quantité du produit de base utilisé dans ses activités commerciales britanniques pendant la période n’excédera pas le seuil défini dans le règlement secondaire ; et (2) la quantité du produit de base utilisée dans les activités commerciales britannique de cette personne au cours de la période n’excède pas le seuil précisé dans le règlement secondaire.
L’application sera également abordée dans des règlements secondaires, puisque la loi ne contient qu’un cadre permettant au secrétaire d’État de spécifier le régime d’application. Les règlements secondaires pourraient inclure des dispositions sur les sanctions civiles applicables en cas de non-respect de la loi ou d’obstruction ou d’absence d’assistance à l’autorité d’application, ainsi que des dispositions créant des délits criminels passibles d’une amende en cas de non-respect des sanctions civiles ou d’obstruction ou d’absence d’assistance à l’autorité d’application.
La consultation a mis en avant l’importance d’une application effective des règlements relatifs à la diligence raisonnable, et il est indiqué que les autorités d’application devraient disposer de trois fonctions principales : (1) le contrôle du respect de la loi par les entreprises, (2) la conduite d’enquêtes sur le respect de la loi, et (3) l’imposition de sanctions lorsqu’une violation est identifiée. Il est proposé de fixer la sanction maximale à 250 000 GBP.
À l’heure actuelle, le gouvernement britannique étudie les contributions reçues dans le cadre de la consultation menée entre le 3 décembre 2021 et le 11 mars 2022, qui visait à obtenir le point de vue des parties-prenantes avant de définir la législation secondaire mettant en œuvre les dispositions relatives à la diligence raisonnable.
La loi britannique de 2021 sur l’environnement constitue le cadre de base des politiques environnementales britanniques, et nombreux sont les détails devant encore être précisés dans des règlements secondaires. Nous ne savons donc pas comment évolueront ces règlements, ni comment ils affecteront les efforts déployés par le Royaume-Uni pour lutter contre la déforestation.
Considérations sur la voie à suivre
Le développement d’une législation visant la déforestation et imposant une obligation de diligence raisonnable est une nouvelle approche politique, et l’on n’en sait donc peu sur sa mise en œuvre. Quels sont les éléments sur la voie à suivre à considérer ?
La portée de la législation
Il est difficile de définir la portée de la législation, non seulement s’agissant de déterminer les produits de base concernés, mais aussi la définition d’une forêt et de ce que l’on entend par déforestation. Une définition trop étroite pourrait ne pas empêcher certaines formes de déforestation légale au titre des lois des pays d’origine des producteurs, tandis qu’une définition trop large pourrait entraîner des problèmes ou des coûts de contrôle et d’application plus élevés.
La conformité des mesures avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce
Une autre difficulté consiste à déterminer si ces types de règlementation sont conformes aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’on pourrait par exemple arguer qu’elles sont potentiellement discriminatoires car seuls certains produits de base et certains pays ou régions sont concernés. Bien que la recherche passée ait démontré que les obligations de diligence raisonnable peuvent être conçues de manière conforme à l’OMC, certains pays producteurs affectés par la législation pourraient affirmer que les obligations de diligence raisonnable constituent un obstacle injustifié au commerce. Les membres de l’OMC suivent donc de près le développement de la législation sur la déforestation.
Une période de transition est nécessaire pour permettre aux entreprises et aux autorités d’application de s’adapter et de s’acquitter de leurs obligations
L’imposition des obligations de diligence raisonnable impliquera un changement majeur dans la manière dont les entreprises mènent leurs opérations et coopèrent avec les autres acteurs dans leurs chaînes de valeur mondiales. Elle exigera également une adaptation importante des autorités d’application. Une période de transition raisonnable pourrait s’avérer nécessaire pour donner le temps nécessaire à l’adaptation et à la mise en œuvre de la réglementation. D’autres contributions des entreprises et des autorités d’application pourraient être nécessaires pour déterminer la durée de cette période de transition, tout comme la coopération étroite de tous les acteurs pertinents pendant les étapes de transition et de mise en œuvre.
Il existe un risque que les entreprises transfèrent l’obligation au bout de la chaîne de valeur, qui dispose de moins de capacités techniques
L’un des problèmes des obligations de diligence raisonnable est que le fardeau de l’obligation est souvent transféré au bout de la chaîne de valeur (aux agriculteurs), qui dispose de moins de ressources et de capacités techniques pour la mise en œuvre. Cela signifie que les agriculteurs, en particulier les petits exploitants, connaissent fréquemment une réduction majeure de leur marge souvent limitée, même lorsqu’ils respectent la législation sur la déforestation. Aussi, une législation sur la déforestation comportant des obligations de diligence raisonnable devra peut-être inclure des incitations pour partager les coûts équitablement dans les chaînes de valeur mondiales, ou des avantages pour les acteurs disposant de capacités moindres.
Les effets de propagation et de la fragmentation des législations ont un impact commercial négatif sur les pays en développement
Certains pays en développement craignent les effets de propagation, dans le sens où les obligations de diligence raisonnable pourraient s’appliquer même si une exportation n’est pas destinée à un pays appliquant une telle législation. Par ailleurs, si plusieurs lois sur la déforestation contenant différentes définitions de la déforestation et différentes obligations de notification de la diligence raisonnable sont en place, le fardeau administratif pour les producteurs augmenterait de manière significative. Aussi, une législation sur la diligence raisonnable devra peut-être s’accompagner du renforcement des compétences et de l’assistance aux pays en développement pour aider leurs producteurs à satisfaire au fardeau administratif directement et indirectement lié à la législation sur la déforestation.
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