Les membres de l’OMC doivent éviter les restrictions à l’exportation d’engrais pour assurer la sécurité alimentaire
Les récents chocs économiques subis par l’industrie des engrais ont exercé une pression croissante sur les pays importateurs. Facundo Calvo, analyste politique (agriculture) à l’IISD, explique comment faciliter les échanges d’engrais permettant aux membres de l’Organisation mondiale du commerce d’assurer la sécurité alimentaire.
Les engrais sont essentiels pour nourrir le monde
Nos sols contiennent des quantités limitées de nutriments tels que l’azote, le phosphore et le potassium. Ces quantités ne sont pas suffisantes pour fournir aux cultures tous les nutriments dont elles ont besoin, surtout si l’on considère la quantité de denrées nécessaire pour nourrir une population mondiale croissante de 8 milliards de personnes.
Depuis le début du XXème siècle, nous avons recours aux engrais pour combler ce déficit en nutriments et augmenter la productivité agricole. L’utilisation d’engrais, notamment les engrais synthétiques, présente des risques environnementaux et sanitaires majeurs, et il est incontestablement nécessaire de repenser leur utilisation et de promouvoir des pratiques agricoles durables. Néanmoins, les engrais contribuent à nourrir 30 à 50 % de la population mondiale, selon les estimations les plus prudentes.
Il est donc préoccupant que les agriculteurs aient récemment été confrontés à des prix historiquement élevés pour cet intrant agricole clé, en grande partie en raison des prix élevés de l’énergie (le gaz naturel est un intrant essentiel à la production d’engrais à base d’azote) et des transports. Bien que la baisse des prix de l’énergie puisse apporter un peu de répit à court terme et que l’offre mondiale d’engrais ait continué à se relever au début de l’année 2023, des risques subsistent.
L’offre d’engrais est hautement concentrée et vulnérable face aux chocs
À l’échelle mondiale, un petit nombre de pays dominent la production et l’exportation d’engrais. La Chine, la Russie, les États-Unis, l’Inde et le Canada représentaient plus de 60 % de la production mondiale d’engrais en 2017-2019, selon l’Association internationale de l’industrie des engrais. S’agissant des échanges d’engrais, le Canada, la Russie, le Bélarus, le Maroc et les États-Unis représentaient environ 90 % des exportations mondiales d’engrais à base de potassium, tandis que la Chine, la Russie, l’Union européenne, le Maroc et les États-Unis représentaient plus de 75 % des exportations d’engrais à base de phosphore. La production d’engrais à base d’azote est moins concentrée, puisque de nombreux pays riches en gaz produisent leurs propres engrais.
Compte tenu de la concentration du marché des engrais, les perturbations de l’offre par les principaux pays producteurs et exportateurs peuvent provoquer des hausses de prix quasi-immédiates.
Compte tenu de la concentration du marché des engrais, les perturbations de l’offre par les principaux pays producteurs et exportateurs peuvent provoquer des hausses de prix quasi-immédiates. Les dernières perspectives à moyen terme de l’Association internationale de l’industrie des engrais montrent que les pays d’Amérique latine, d’Asie de l’Est (à l’exception de la Chine) et d’Océanie sont particulièrement vulnérables face aux chocs liés aux importations d’engrais. Le Brésil et le Mexique, par exemple, dépendent des importations pour 60 % de leurs besoins en engrais. En Afrique, les prix mondiaux élevés des engrais mettent ces intrants importants hors de portée de nombreux petits exploitants agricoles du continent, ce qui réduit la production alimentaire et exacerbe l’insécurité alimentaire sur le continent.
Les restrictions à l’exportation imposées par les pays producteurs et exportateurs représentent également un risque pour l’offre mondiale d’engrais et l’accessibilité financière des engrais pour les agriculteurs. En outre, le Fonds monétaire international a constaté que la réduction de l’offre actuelle et prévue de denrées alimentaires et d’engrais a suscité une envolée des prix alimentaires mondiaux, créant des pénuries alimentaires dans les pays qui n’ont pas pu modifier rapidement leurs sources d’approvisionnement et exerçant une pression supplémentaire sur les prix.
Compte tenu de l’impact potentiellement néfaste de ces politiques commerciales sur l’accessibilité financière des engrais et sur la sécurité alimentaire, en particulier dans les pays les plus pauvres, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a un rôle important à jouer dans la gestion de l’adoption de ces politiques.
Les membres de l’OMC ne doivent pas appliquer de restrictions à l’exportation d’engrais
Le rythme de mise en œuvre de nouvelles restrictions à l’exportation par les membres de l’OMC s’est accéléré au cours des dernières années. Depuis le début de la guerre en Ukraine et jusqu’en février 2023, 29 membres et 6 observateurs ont appliqué 96 restrictions à l’exportation de produits agricoles, dont 8 ciblaient les exportations d’engrais. La réduction de l’offre mondiale d’engrais, associée à des prix plus élevés, signifie que les agriculteurs sont susceptibles d’utiliser moins d’engrais, ce qui pourrait avoir un impact sur les rendements des cultures en 2023. Cette situation a contribué aux pénuries, à la volatilité des prix et à l’incertitude.
Dans ce contexte, que peuvent faire les membres de l’OMC pour faciliter le commerce des engrais ?
Avant tout, ils devraient s’abstenir d’imposer de nouvelles mesures de restriction des échanges visant les engrais, conformément au libellé de la décision de l’OMC sur la sécurité alimentaire adoptée lors de la 12ème Conférence ministérielle. C’est un message qu’ils ont également entendu de la part de la directrice générale de l’OMC lorsqu’elle a exhorté les dirigeants du G20 à réduire ou à éliminer ces restrictions à l’exportation lors du sommet du G20 à Bali en novembre 2022.
Toutefois, il est probable que les membres de l’OMC continueront d’appliquer des restrictions à l’exportation lorsqu’ils le jugeront nécessaire pour garantir la disponibilité des engrais au plan national. Dans ces situations, toute mesure d’urgence introduite pour répondre aux préoccupations en matière de sécurité alimentaire doit être notifiée et mise en œuvre conformément aux règles de l’OMC, comme le souligne également la décision de l’OMC sur la sécurité alimentaire adoptée lors de la 12ème Conférence ministérielle.
À cet égard, la notification des restrictions à l’exportation en temps opportun et de manière détaillée peut permettre aux membres de mieux comprendre la conception et l’objectif de ces mesures de restriction des échanges. Cela peut également leur donner plus de temps pour réagir et évaluer les réponses politiques telles que la recherche d’autres fournisseurs (lorsque cela est possible) ou la mise en place de mesures d’urgence.
Malgré l’importance d’une notification rapide des restrictions à l’exportation d’engrais, une étude conjointe de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture et de l’OMC datant de la fin de l’année 2022 a montré qu’à peine la moitié de ces restrictions avaient été communiquées à l’OMC.
Malgré l’importance d’une notification rapide des restrictions à l’exportation d’engrais, une étude conjointe de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et de l’OMC datant de la fin de l’année 2022 a montré qu’à peine la moitié de ces restrictions avaient été communiquées à l’OMC. Cette incertitude quant à la disponibilité d’engrais peut exacerber la volatilité des prix associée à l’utilisation d’interdictions, de droits, de taxes et de contingents d’exportation.
À cet égard, les membres de l’OMC devraient veiller à notifier toutes leurs restrictions à l’exportation d’engrais conformément à la décision de 2012 sur les procédures de notification des restrictions quantitatives (communément appelée décision relative aux RQ). Cela signifie qu’ils doivent fournir les renseignements suivants au Comité de l’accès aux marchés de l’OMC : une description générale de la restriction à l’exportation ; le type de restriction à l’exportation ; le code de la ligne tarifaire concernée ; une désignation détaillée du ou des produits ; la justification de la restriction au regard de l’OMC ; la base légale nationale ; et des renseignements concernant l’application de la restriction à l’exportation ou sa modification (si elle a déjà été notifiée).
Bien que la décision relative aux RQ ne le précise pas, une traduction de courtoisie de la loi ou réglementation nationale concernée (avec des liens vers les sites Internet officiels du gouvernement) dans l’une des trois langues officielles de l’OMC (anglais, espagnol ou français) pourrait également faciliter une compréhension rapide de la conception et de l’objectif de ces mesures de restriction des échanges par les autres membres de l’OMC.
Enfin, les membres peuvent s’engager à se consulter les uns les autres et à notifier tout projet de restriction à l’exportation d’engrais avant qu’elle ne soit appliquée. Un tel engagement pourrait être pris conformément au projet d’accord de 1978 concernant l’utilisation de mesures de régulation des exportations (ci-après, le projet d’accord de 1978), qui contient des directives sur la manière de répondre aux incertitudes causées par les restrictions à l’exportation. Ces directives prévoient d’engager « sans retard » des consultations avec les autres parties contractantes de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) susceptibles d’être affectées par ces mesures « normalement dans les 30 jours suivant le dépôt de la demande » (p. 2) et de les notifier « au préalable dans toute la mesure du possible » (p 2).
Les membres peuvent s’engager à se consulter les uns les autres et à notifier tout projet de restriction à l’exportation d’engrais avant qu’elle ne soit appliquée.
Certaines de ces directives ont été en quelque sorte consacrées, des années plus tard, en vertu de l’article 12 de l’Accord de l’OMC sur l’agriculture, qui définit les exigences en matière de consultation et de notification préalable pour l’introduction de restrictions à l’exportation de produits agricoles. Les engrais ne sont toutefois pas considérés comme des produits agricoles dans le cadre de l’Accord sur l’agriculture. Une solution possible pourrait consister à demander aux membres de l’OMC de s’engager, dans la mesure du possible, à incorporer les mêmes principes de consultation et de notification préalable aux restrictions à l’exportation d’engrais notifiées en vertu du GATT de 1994 que ceux qui s’appliquent aux restrictions à l’exportation de produits agricoles notifiées dans le cadre de l’Accord sur l’agriculture. Bien que non contraignant, un tel libellé pourrait être utile pour créer une pression suffisante parmi les membres de l’OMC afin qu’ils engagent des consultations avec d’autres membres de l’OMC qui pourraient potentiellement être affectés par ces restrictions à l’exportation d’engrais, et qu’ils les notifient au préalable dans toute la mesure du possible.
Il est intéressant de noter que le projet d’accord de 1978 contient également d’autres directives qui pourraient aider les membres de l’OMC à élaborer un libellé fondé sur le principe de l’effort maximal en l’absence de disciplines plus claires pour les restrictions à l’exportation. Il est question de fournir « des informations établissant que les pénuries de produits en question sont « critiques », que ces produits lui sont « indispensables » et que la mesure ne sera appliquée que « temporairement » » (p. 3). Si la fourniture de ces informations (sur demande) ne résoudra pas le manque de clarté concernant le sens des termes « pénurie […] critique », « indispensables » et « temporairement » au titre de l’article XI du GATT de 1994, elle peut apporter une plus grande transparence sur la conception et l’objet des restrictions à l’exportation d’engrais que les membres de l’OMC imposeront à l’avenir.
Cela étant dit, la facilitation des échanges d’engrais nécessiterait un effort conjoint de la part d’un groupe plus large de membres, et pas seulement des quelques grands producteurs et exportateurs. Les grands pays importateurs d’engrais ont également un rôle à jouer dans la facilitation des échanges d’engrais.
Les mesures à la frontière (par exemple, les droits de douane) constituent un domaine dans lequel les grands pays importateurs disposent d’une certaine marge de manœuvre pour faciliter les échanges d’engrais. L’étude conjointe FAO/OMC note que si le taux de droit de douane appliqué à la nation la plus favorisée pour toutes les catégories d’engrais en 2021 était en moyenne de 1,9 %, quelques membres de l’OMC appliquent des droits de douane allant de 7,5 % à près de 10 % (Chine 9,6 %, Zimbabwe 7,7 %, Kazakhstan 7,5 % et Inde 7,5 %). La réduction ou la suppression de ces droits de douane pourrait à la fois améliorer l’accès aux engrais et les rendre plus abordables sans avoir à engager des négociations complexes sur le taux de droit de douane applicable aux engrais fixé par l’OMC.
L’amélioration de la transparence des procédures de notification des restrictions à l’exportation d’engrais pourrait faire partie d’un paquet plus large sur la sécurité alimentaire lors de la 13ème Conférence ministérielle de l’OMC. Cela pourrait également être réalisé en actualisant la décision relative aux RQ en dehors d’une conférence ministérielle. Bien qu’une telle approche ne résoudrait pas les problèmes posés par l’imposition de futures restrictions à l’exportation d’engrais, elle pourrait néanmoins signaler l’importance que les membres de l’OMC attachent à la facilitation des échanges d’engrais pour assurer la sécurité alimentaire.
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